Il est loin le temps où les stars venaient marquer
leur soutien aux sans-papiers en occupant avec eux l’église
Saint-Bernard. Pourtant depuis 1996, le mouvement n’a pas faibli.
Porte-parole de la CSP75 (Coordination des sans-papiers de Paris),
Anzoumane Sissoko est au coeur de la lutte actuelle des sans-papiers.
Afriscope a rencontré en août dernier, rue Baudélique dans le 18ème
arrondissement de Paris [1], cet homme déterminé dont la régularisation n’a pas calmé l’ardeur militante.
Je suis né en 1964 à Monéa, dans la région de Kayes au Mali. Je suis allé à l’école jusqu’au niveau du bac. Je l’ai raté et mes parents ont décidé de m’envoyer en Europe pour améliorer la situation de la famille. J’ai accepté, c’était en 1987. Avec mes frères, nous avons travaillé pendant sept ans pour pouvoir payer le transport. 8500 francs français à l’époque, 1300 euros. Je suis arrivé en France en septembre 1993. Un cousin m’a accueilli et m’a expliqué la vie ici. Il m’a dit que je devrai me faire faire des faux papiers pour pouvoir travailler. Je me suis senti trompé, pris en otage : je pensais que le plus dur était d’entrer en France, alors que le plus dur commence une fois qu’on est sur le territoire ! J’ai vécu plusieurs gardes à vue et connu pratiquement tous les centres de rétention du pays. J’ai passé deux mois à la prison de la Santé, eu une interdiction de séjour... tout cela à cause des papiers ! Je me suis dit qu’il fallait s’engager dans la lutte. Je l’ai fait à la fin de mon séjour en prison en 2001 et suis devenu l’un des porte-paroles [2] de la CSP 75 en octobre 2004 : mon rôle est de rendre compte des décisions qui sont prises par les délégués de la coordination. Comment s’organise votre quotidien ? Je suis agent d’entretien 35h par semaine. Je travaille de 6h à 9h le matin dans un marché couvert de la ville de Paris, et le soir de 18h jusqu’à 21h. Cela laisse le reste de la journée pour les actions militantes et pour voir la famille. Je suis marié, j’ai deux enfants. Ma famille est ici. Ma femme, qui était dans la lutte avec moi, a été régularisée fin 2005. Moi l’année suivante. Après avoir mis treize ans à régulariser ma situation, je ne pouvais pas abandonner les autres comme ça, donc j’ai continué. Ma femme comprend ce choix : cette lutte, on vit avec. Les sans-papiers régularisés continuent-ils en général la lutte ? Non, 95% des sans-papiers régularisés sortent du mouvement. La plupart changent de travail, de situation et n’arrivent plus à tout faire. Certains voudraient rester mais ils n’ont pas le temps. On les voit une fois par semaine, guère plus. Mais rares sont ceux qui ne reviennent plus du tout. Selon un rapport rendu en décembre 2008 par le Comité interministériel de contrôle de l’immigration (Cici), les étrangers en situation irrégulière seraient en France entre 200 000 et 400 000. La Région Ile-de-France accueillerait environ 75% de ces étrangers, soit entre 150 et 200 000. La CSP 75 ne compte que 5000 adhérents. Où se regroupent les autres sans-papiers ? Actuellement, très peu de sans-papiers sont mobilisés. Nous-mêmes à la CSP75, nous sommes 5000 adhérents dans les cahiers, mais pas plus de 1500 ou 2000 à nous mobiliser réellement au quotidien. Il y a de nombreux autres collectifs : kabyles, d’Europe de l’Est... de partout ! La plupart ont des permanences juridiques, qui aident les personnes à écrire des courriers... Le 9è collectif de sans-papiers parisiens a affirmé récemment : « Malgré le dynamisme des différents collectifs, la fragilité, l’incohérence, voir la quasi-absence de l’instance nationale, qui ne joue pas son rôle en coordonnant les actions locales, empêche une régularisation massive. Le rapport de force à construire se situe au niveau national. » Etes-vous d’accord avec cette opinion ? Bien sûr ! Quand la CSP75 a été créée en 2002, elle s’est tout de suite affiliée à la CNSP (la Coordination nationale des sans-papiers). Nous sommes actuellement en train d’essayer de créer l’unité. A partir de la rentrée, on ne veut plus que la CSP75 occupe seule les locaux de la rue Baudélique, mais qu’elle le fasse avec l’ensemble des collectifs d’Ile-de-France. On se voit en ce moment pour en discuter. L’autonomie de la CNSP par rapport aux associations, syndicats et partis politiques a été actée dès sa naissance en 1996. Quels sont aujourd’hui vos rapports avec ces différents organes ? Comment travaillez-vous ensemble ? C’est nous qui décidons des actions à mener, qui en discutons entre délégués. Une fois qu’une décision a été prise, on organise une réunion avec les syndicats, associations et partis politiques pour les prévenir. Ils nous donnent leur avis. On tient compte de leurs conseils, mais ils n’ont pas de pouvoir décisionnaire. L’immigration (clandestine) est devenue un sujet politique majeur, avec toute une série de lois, visant notamment à la criminaliser. En tant que militant et ancien sans-papiers, ressentez-vous l’impact de ces évolutions ? Oui, dès que la société va mal, que les banlieues s’embrasent... on fait reposer ça sur l’immigration. L’immigré est perçu comme celui qui crée des problèmes. Mais quand les politiques parlent de co-développement, ils oublient que les écoles, les hôpitaux, les routes d’Afrique sont construites par les sans-papiers d’ici ! L’argent des immigrés est très important pour les pays d’originei. La lutte des sans-papiers ne se limite pas aux occupations et aux manifestations : on travaille aussi pour nos familles, chez nous. Les Français ne voient pas ça. Tout ce qu’ils voient, c’est que nous serions en train de leur prendre leur travail. Comment s’exprime ce durcissement au quotidien ? Nous avons beaucoup de mal à trouver du travail. Et quand on en trouve, le patron nous donne ce qu’il veut. On peut travailler jusqu’à 70 heures payées 39, comme je l’ai fait pendant sept ans. La paye, les heures supplémentaires, les conditions de travail... rien n’est respecté pour les sans-papiers. Les outils de travail eux-mêmes ne sont souvent pas aux normes quand c’est un sans-papiers qui les utilise ! Et dans le regard des Français ? Ceux qui ne connaissent pas les immigrés sont méfiants. Les autres, en revanche, sont solidaires. Sur ce plan là c’est du 50/50. Le militantisme vous a-t-il aidé à vous faire une place en France ? Oui. Etre à la tête du mouvement m’a permis de gagner humainement, de rencontrer beaucoup de monde. Et c’est grâce au soutien d’amis Français que j’ai pu me payer le transport pour aller voir ma famille au Mali en 2006. Avec le recul, retenteriez-vous l’aventure française ? Si c’était à refaire, je ne le referais pas. J’ai travaillé sept ans au Mali pour venir en France et je me suis battu pendant treize ans avant d’avoir les papiers. Vingt ans de galère ! Alors que si j’avais eu le bac et continué deux ans mes études au Mali, j’aurais pu venir légalement en France, finir mes études et trouver un bon travail ! Mes frères se sont cotisés pour me faire partir… et qu’est-ce que je peux faire pour eux aujourd’hui, avec 1000 euros par mois, une femme et deux enfants à nourrir ? Rien ! C’est un exemple qui peut être utile aux jeunes aujourd’hui. L’immigration, personne ne peut l’arrêter, même pas en construisant des barbelés jusqu’au ciel. La solution est plutôt d’expliquer aux gens comment venir légalement. Quels liens gardez-vous avec le Mali ? Aujourd’hui j’aimerais retourner au Mali, mais il faut que je puisse y trouver un emploi qui me permette de vivre. En attendant, je me suis dis que le mieux que je puisse faire pour les miens est de construire une école, parce que je pense que l’éducation est la base du développement. Avec mon frère nous avons monté en 1998 une association pour construire une école à Monéa, notre village natal. Elle a été finie en 2004 et inaugurée en 2006. Peut-être que les enfants auront plus de chance que moi et pourront aller à l’université... La CSP 75, kézako ?L’été 1996, et notamment la très médiatisée occupation de l’église Saint-Bernard, marque en France la sortie de l’ombre des sans-papiers. Ceux-ci décident petit-à-petit de s’affranchir des associations traditionnelles d’aide aux étrangers en situation irrégulière, pour former leurs propres collectifs. Le 20 juillet 1996 naît la Coordination nationale des sans-papiers (CNSP), qui les regroupe. La CSP75, Coordination des sans-papiers de Paris, composée de quatre collectifs des 11è, 18è et 19è arrondissements, voit le jour en 2002. Elle organise des manifestations et des rassemblements chaque vendredi devant la Préfecture. De mai 2008 à juin 2009 elle a occupé les locaux de la CGT à la Bourse du Travail. Depuis le 17 juillet, l’occupation s’est déplacée vers les locaux de la CPAM, rue Baudélique. La CSP75 en chiffres [3] : 5000 adhérents, dont 1200 à 1500 sont mobilisés au quotidien / 19 nationalités venant de quatre continents / 80% de travailleurs / un âge moyen de 30 ans / plus de la moitié est en France depuis plus de sept ans / de plus en plus de sans-papiers sont diplômés dans leur pays. Ils occupent les mêmes postes que les autres, dans le bâtiment, la restauration...
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